LE CADRE DE VIE DE THIERNO ABDOURAHMANE

Voici donc le Thierno en titre, (et non plus seulement en surnom),  revenu à Labé, prêt à entrer dans

la vie active. Il a dix-neuf ans. Il retrouve trois de ses frères, les trois aînés: Thierno Siradiou,

Karamoko Lamine et Bappa Mamadou.

La Fratrie de Thierno Abdourahmane

Tous les enfants de Thierno Aliou ont été profondément imprégnés d’amour fraternel, par une

éducation systématique. 

En cette année 1935, Thierno Siradiou est l’imam de la mosquée et le chef de famille.

Sexagénaire, il est considéré par ses frères et sœurs comme le père. Il veille avec une vigilance

discrète à préserver ses cadets des embuches de la vie sociale, tout en laissant libre cours à leurs

initiatives. Il passe l’hivernage a Manda. Quand il est de retour, il réunit souvent ses frères pour

analyser avec eux les affaires de la famille et de la cite. Il leur dit sa satisfaction et son soulagement

de constater qu’aucun d'eux ne se laisse marcher sur les pieds. 

Thierno Siradiou, avec sa voix métallique que ses enfants ont presque tous hérité de lui, sa taille

plutôt petite, a le visage imposant, éclairé très souvent par un sourire radieux ou un rire éclatant:

l’observateur le plus distrait y lit une volonté qui s’impose à lui, fut-il son ainé. Il est le patriarche non

seulement des Douyeebhé-Thierno, mais de Labé tout entier. 

Karamoko Lamine, environ 35 ans, est alors le second des enfants du Walliyyu, Bappa Bano étant

décédé quelques trois mois avant leur père. Bappa Bano était, comme on a dit, celui que Thierno

Aliou considérait comme le plus instruit de ses enfants. Il a lui-même enseigné de nombreux talibes

durant le premier quart de ce siècle, des garçons venant de tout le Fouta-Djallon. 

Karamoko Lamine a suivi l’école française suffisamment pour parler et écrire correctement la langue

d'Eluard. De caractère très indépendant, sa droiture morale et légale sont restées légendaires parmi

ceux qui l’ont connu. En 1935, il est déjà père d’une famille nombreuse qu’il fait vivre de petits

boulots: maitre d’école coranique, cultivateur, boutiquier chez un « Syrien », commis auxiliaire, etc...

Il reçoit une aide constante de son cadet, Bappa Chaikou, instituteur. Il s'est lie d’une amitié

profonde et sincère avec Alfa amadou Bobo Sow, le chef de canton qui en a fait le secrétaire de

canton. Alfa Mamadou Bobo soutient également Karamoko Lamine, avec l'amitié véritable que le

fabuliste caractérise avec émotion quand il écrit: 

« Qu’un ami véritable est une douce chose:
Il cherche vos besoins au fond de votre cœur,
Il vous épargne la pudeur 
De les lui découvrir vous-même... »

Karamoko Lamine manifestera publiquement son amitié à lui pour le Pereedjo, a un moment où

celui-ci ne pouvait plus rien pour lui-même ici-bas... 

Trois des frères de Thierno Abdourahmane sont alors fonctionnaires:

Bappa Mamadou, Bappa Chaikou, Bappa Abdoullaye. 

Bappa Mamadou est commis expéditionnaire, alors en service a Labé même. Très énergique et

volontaire, moderniste, il s'est fait construire une maison en banco recouverte de tôles galvanisées.

Le bâtiment compte trois chambres meublées de lits en fer, de chaises et fauteuils en osier, et

quatre chambrettes (konko) aux angles, séparées deux a deux par une vérandah sur les grands

cotes. Les chambres sont. Meubles de lits en fer, de chaises et fauteuils en osser. 

Bappa Chaikou, qui a pris le nom BALDE, est instituteur à Timbo. De caractère doux et conciliant

envers ses frères et sœurs, il aime la lecture, les beaux textes. Il avait été le secrétaire arabe de

Thierno Aliou lorsque celui-ci était juge au Tribunal de Labé. Bappa Chaikou est un calligraphe, en

arabe aussi bien qu'en français: il connaissait aussi bien, et bien, l'une et l'autre langues. 

Bappa Abdoullaye, infirmier vétérinaire, travaille à Telimele. Il est l'aîné des enfants de Nenan

Maryama Fadi. Il ressemble à son cadet Thierno Abdourahmane, et tous deux à leur père. Bappa

raconte qu'un jour, quelques temps après la mort du Walliyyu, son Koto Lamine le rencontrant dans

la rue, se mit à pleurer. 

- Qu’y a-t-il donc, grand frère? interroge-t-il. 

- C'est bête, mon cadet, mais tu ressembles tant à notre père que c'est a peine si j’ose te regarder! 

La ressemblance de Thierno Abdourahmane avec son père n’a fait que s’accentuer avec l’âge, et

l'on pourrait en cette année 1994, lui appliquer sans retouche le portrait que Paul MARTY fit du

Walliyyu en 1915. 

Bappa Habibou, l'aine immédiat de Thierno Abdourahmane, était tailleur. Immédiatement après le

décès de son père, il avait été pris en main par son Koto Lamine qui lui fit étudier les livres et

matières que Thierno Aliou n'avait pas eu le temps de lui enseigner. Il lui avait plutôt fait réciter le

Livre de Dieu. Chaque jour, Bappa recopiait sur une grande planchette un demi-hizb (un nisfu), son

père relisait pour vérifier la correction de la copie, puis le père et le fils s'en allaient dans la savane

boisée de Manda. Thierno Aliou comptait 41 petits cailloux et son fils lisait sa planchette, jetant un

caillou chaque fois qu'il arrivait en bout de texte. Avant d’épuiser les cailloux, le texte se trouvait bien

imprime dans sa mémoire, et il avait mal aux joues, mais il était content de savoir son père content

de lui, et d’avoir réussi la performance. Car il avait force la volonté du vieillard pour cela, avec le

soutien de sa tante Yaye Kadidiatou. 

Un jour que son koto Lamine lui faisait réviser quelque texte probablement aride, il sembla au

répétiteur que son cadet se laissait gagner sorte de fatigue paresseuse.

- O mon cadet, lui dit-il, ce serait dommage de te laisser aller à la paresse à ton âge. Si elle

parvenait à te dominer

-ce qui ne sera pas, grâce aux bénédictions de notre père- tu le regretterais quand tu aurais la

trentaine. Et Bappa de rejeter bien loin de lui, et pour toujours, toute paresse de son chemin. 

Karamoko Lamine évoquait peut-être sa propre expérience à son cadet. II avait brusquement

abandonne l'école française, et en ces années 30, il était en quête de quelque emploi stable pour

élever sa famille nombreuse. 

Le cadet de Thierno Abdourahmane, benjamin chez son père, Bappa Aguibou, était un adolescent

de 13 ans, élève à l'école française, avec ses neveux Mamadou Pilimini et Saifoullaye.

 

Les Sœurs de Thierno Abdourahmane sont en Ménage

 

L'aînée, première née chez leur père, Ya e Aïssatou, vieillit à Wargalan, une localité perchée sur une butte près de

Pilimini. Vénérée de ses frères et sœurs, elle exige d'eux qu'ils lui envoient leurs enfants afin qu'elle ne les

connaisse pas seulement de nom, et qu'ils ne la connaissent pas seulement de nom. En 1947, j'allais en vacances à

Koundou-Tiankoy, avec mes cousins Mamadou Saliou et Kolon, fils de Alfa Mamoudou et Yaye Salimatou. Celle-ci

nous ordonna d'aller saluer sa grande sœur. La vieille tante n'y voyait plus guère. Lorsque mes cousins

m’annoncèrent Yaye, elle pleura doucement puis elle dit: 

- Voilà que j'ai toujours insisté pour que Karamoko Lamine m'envoie ses enfants. Et maintenant que l'un deux

est devant moi, je ne peux plus le voir, et mon cadet ma précédé auprès de notre père. 

Elle se tut quelques instants, histoire de se calmer, puis elle reprit : 

- Tu es en bonne santé, papa? Et tes mères, et tes sœurs, etc.? Ah! Dieu est grand et inconnaissable, et il nous

ramène vers Lui sans nous consulter... Va, mon fils, ton père a été un bon frère, très attentionné pour nous toutes,

ses sœurs. Tache de l'imiter en cela, tu veux bien, mon bébé? 

Yaye Barratou est à Dara-Labe, chez Thierno Souleymane Sow et Yaye Maryama Sira à Diari, chez son cousin Alfa

Bakar.

- Yaye Fatimatou Souadou, a Koubi-Lariya, vit avec Thierno Mountaga, cadet de Alfa Bakar. 

-Yaye Diarai, cadette de la précédente, est à Thianhe, chez Alfa Oumarou, un Khaldouyanke a qui le commerce

réussit, cas de figure plutôt rare chez les Foulbhe-Fouta de l'époque. 

Toutes ces dames sont plus âgées que Thierno Abdourahmane. Si elles n’ont pas l’instruction de leur tante Yaye

Kadidiatou, elles apprécient tout de même les savoirs de leur mignan.

Yaye Kadidiatou et Yaye Aïssatou ont le même âge que Thierno Abdourahmane. La première est à Koubiya, chez

Thierno Saidou Kompayya, ancien élève de Thierno Aliou, chef du canton. Yaye Aïssatou est, avec Moodi Ahmadou

Lariya fils de Thierno Mahmoudou, l’ami intime de Thierno Aliou, le soufi qui ayant été nommé juge salarie au

Tribunal de Labé, se récria : 

- Dieu me garde de recevoir un salaire pour dire la loi 

Comme l’administrateur insistait, il assuma la charge quelque temps puis il se découvrit une surdité croissante plus

ou moins diplomatique et se fit relever de sa fonction. Thierno Jawo écrit : 

« Les saints disent qu'il y a d’aussi instruits 
que lui; plus honnêtes que lui, il n'y en a pas. » 

Toutes les sœurs de Thierno Abdourahmane sont donc en ménage, et il a de nombreux neveux et nièces plus âges

que lui. Citons Monsieur Ibrahima Gassamma et Moodi Abdourahmane Pilimini, fils de Yaye Assiatou Wargalan. Le

premier, de la génération de Bappa Mamadou, est commis expéditionnaire comme son kawou de camarade; il a le

talent de conquérir l’amitié et la protection durables des administrateurs avec qui il sert. II s'est fait construire,

comme Bappa Mamadou, une maison couverte de tôles galvanisées, que son fils Siradiou a transformé récemment

en une villa a la mode actuelle. Citons également les enfants de Yaye Barratou, Ibrahima et Mamadou Sow, le

premier étudie les sciences islamiques, le second est à l'école française. 

Les deux ainés de Thierno Abdourahmane ont également des enfants plus âgés que lui. Thierno Saikou, le premier

ne de Thierno Siradiou, a l'âge du siècle Poète, prédicateur et missionnaire nomade, il est base a Manda, passant

le plus clair de son temps hors du Fouta, enseignant, voire convertissant a l'islam. Son grand père l’a marie a Djadja

Kadidiatou, la première-née de Bappa Bano, plus connue sous le nom de Djan Djiwo, par respect pour la savante et

sainte sœur de Thierno Aliou, épouse de Moodi Aliou Teli, mère de Alta Bakar, Thierno Mountaga et Moodi

Ahmadou Lariya (senior). 

Le puiné de Jan Djiwo, koto Oumarou Rafiou, est préposé des postes, époux d’une dame Fatoumata Silla joviale,

énergique pour quatre ou plus, constamment occupée a quelque ouvrage utile. Koto Siradiou, puiné de Koto

Oumarou, étudie à l'école primaire supérieure de Conakry, une promotion de 28 garçons recrutes dans les écoles

 << régionales>> de la Guinée française, Thierno Abdoullaye Pilimini est le cadet de Koto Siradiou, il a l'âge de

Thierno Abdourahmane dont il fut le compagnon d’études à   Daara; il cherche, comme son Bappa, le bon filon pour

entrer dans la vie active. 

Une véritable tribu comme on le voit, unie par l'amour et la solidarité que Thierno Aliou a méthodiquement cultivé

entre ses fils et neveux. Thierno Habibou raconte qu'un matin d'harmattan particulièrement mordant, le patriarche le

trouve, pelotonné avec deux de ses frères sous une verandah. 

- Dieu soit loue, murmura le vieillard qui croyait les enfants endormis. 

Peut-être bien que ces petits resteront unis et solidaires (koy yurmondiray). 

Thierno Aliou n'a pas laissé de fortune matérielle ou monétaire a ses enfants, en héritage. Il n'a pas non plus estimé

utile de les initier à la recherche du pouvoir politique, ni aux affaires lucratives, bien que dans une lettre d’allégeance

au gouverneur général de l’AOF en 1916, il ait mentionne, parmi les raisons qui « imposent les sympathies» des

honnêtes gens pour l'autorité coloniale, « la diffusion des richesses, au point que tout le monde est devenu riche » 

Le Walliyyu a laissé à ses enfants une instruction solide, et le gout de l'étude, le sens de la formation permanente.

Lorsque Bappa Mamadou a commencé à travailler comme fonctionnaire de l'administration, son père a continué à

l'enseigner par correspondance, et à l'éduquer par la même méthode. Les matières qui ne pouvaient être ainsi

apprises aisément, il les enseignait au disciple préféré, Thierno Oumarou Kana; lorsque celui-ci avait bien assimile,

il était envoyé chez son camarade pour la lui apprendre à son tour. Une méthode efficace, qui scella par-dessus le

marché, entre les deux jeunes gens, une amitié plus que fraternelle. Je revois ces soirées dans le salon de Bappa

Mamadou, tous ces frères devisant joyeusement  - et avec érudition - avec celui qui était devenu le patriarche de

Taranbaali. Il avait le visage régulier avec un nez aquilin, un regard caressant, très doux, venant de beaux yeux

marron ;  l’air toujours souriant, d'un sourire également caressant qui vous met totalement à l’aise. Il était venu chez

Thierno Aliou comme Thierno Abdourahmane était allé à Daara, sur un coup de tête d’adolescent en quête d’un bon

maître. Et son père avait dû avaliser cette fugue que tout père aimant souhaite a son fils. Ceci est la thèse de

Thierno Saikou Manda, le petit-fils qui ne fut peut-être pas sans éprouver quelquefois de la jalousie pour l'amour et

la confiance que son grand-père témoignait envers Thierno Oumarou Kana. 

L’instruction que le Walliyyu a inculquée ses enfants et ses talibés ne fut pas dogmatique. Ce fut aussi une formation

qui développe la liberté et la curiosité intellectuelles, l'usage constant de la raison, cette, « chose du monde la mieux

partagée » entre les hommes, comme a écrit Descartes, qui ajoute aussitôt que les fils d’Adam ne se différencient

sur ce plan que par l'usage qu'ils en font. Thierno Aliou a formé ses élèves pour user en tous lieux de leur raison, il

leur a également appris à être tolérants, condition nécessaire pour user sainement de sa raison. 

Il a également laisse a ses enfants un héritage inestimable, la vénération reconnaissante que lui portèrent ses

anciens talibés. Ce sentiment se transforma, après lui, en amitié fraternelle solide envers ceux qui étaient devenus

leurs parents, musibbhe.

 

El Hadj Ibrahima Caba: Defte Cernoya 1998