La Vie Privée de Thierno Abdourahmane

C’est que Thierno Abdourahmane n’est ni un ascète, ni un ermite, c’est un séculier d’une piété

impeccable, mais résolument et constamment hostile à tout excès.

A la première approche, il donne une impression d’austérité, il se dégage de lui cette dignité

hiératique qui émane des croyants «bien enracines dans la science» (Coran, II, 7), ceux dont la foi

est en parfait accord avec leur raison. Ses yeux mi-clos, son visage ferme, quasi hermétique et

cependant serein et rayonnant, son pas mesure, font penser qu’il contemple à tout moment des

visions intérieures, ou peut-être des objets, des êtres d’ailleurs. Sa voix grave débite avec mesure

une diction soigneusement articulée, des choses qui remuent le cœur et le cerveau de celui qui

l’écoute.

L’étendue de son érudition, sa veine poétique toujours en quête de quelque thème et du rythme

approprié pour l’exposer, toujours comme sur le point d’enfanter quelques vers de circonstance, cela

constitue certainement une compagnie d’une fidélité constante et perpétuelle. On comprend alors

cet air qui semble distant, comme indiffèrent a l’'environnement, que perçoit d’abord celui qui

l’aborde pour la première fois. Thierno-en porte en lui une charge qui, par les temps qui courent,

n'encombre pas tellement de gens dans l’éco-système culturel ou il évolue. Thierno Mamadou

Ludaadjo ne notait-il pas, il y a plus de trois quarts de siècle: 

<<Mais les ulémas sont devenus rares l’époque d’aujourd’hui qui savent, pratiquent, qui suivent la religion

de Muhammad >>? 

Bappa Habibou rapporte cette observation qu’il a souvent entendue de leur père a sa voir que,

passé soixante dix ans d’âge un analphabète risquait de s’ennuyer à en mourir, car la plupart de ses

camarades l’auraient précédé sous terre. C’est alors que le vieillard regretterait d’avoir dédaigné

d’apprendre, plus tôt, à dialoguer avec des feuillets noircis séquentiellement par ses contemporains.

Car, passé cinquante ans, tous les survivants sont de la même génération, de la génération de

l'homme en général. 

Bappa n’a pas conservé le souvenir de ce que pouvait penser le Walliyyu d’un érudit perdu, égaré

au milieu de gens pour qui la lecture n’est que de deux sortes de papiers. Soit, le cœur serre

d’appréhension ou de colère impuissante, ils lisent, ou le plus souvent écoutent la lecture de

circulaires impératives, de convocations abruptes (toutes affaires cessantes), bref, de papiers

administratifs contraignants, entraves despotiques à la liberté créatrice de citoyens industrieux. Soit,

le cœur empli de la foi du charbonnier, ils tentent laborieusement de décrypter des ouvrages

religieux dont la compréhension suppose le commerce quotidien de ces porteurs de culture

devenus rares. Car, comme Dieu lui-même le dit avec insistance en maints endroits du Coran :

<< Ne réfléchissent que les gens doués d'intelligence>>.

Ceux-là qui ne se contentent pas de mémoriser des mots qui souvent n'ont pour eux qu'une valeur

phonique, ou de paraphraser, mais dont la raison se convainc et choisit ensuite la forme la plus

appropriée de mémorisation personnelle.

A celui qui parvient à écarter le masque que son imagination lui fait appliquer sur Thierno

Abdourahrnane, apparaitra un homme du monde plein de civilité, prompt à l'humour et au sourire

appréciateur d'un bon mot, d'un beau geste.

Il apprécie et recherche les inventions modernes, dont il recommande l'utilisation comme outils

facilitant la vie matérielle, libérant par conséquent l'esprit pour ses propres activités, qui sont le lot

spécifique des fils d’Adam. Il a félicité un jour un sien neveu qui venait d’acquérir une voiture, disant:

- Te voilà désentravé désormais: tu pourras te déplacer plus vite, et avec moins de fatigue.
- Oui papa, répliqua l'autre, oui pour ce qui est du plus vite, mais, pour la fatigue, elle est simplement transférée de mes pieds à mon cerveau qui devra trouver quotidiennement la nourriture et l'entretien de la monture.

Il le regarda et son visage s'éclaira d'un sourire gentil.

L'érudition islamique de Thierno-en va de pair avec un sens esthétique très sûr. On peut dire que

c'est un poète total. Il aime et apprécie le beau, les beaux vêtements et les belles demeures, les

beaux textes et la bonne musique, les belles voitures. Il apprécie les bons auteurs en littérature et en

musique.

Une nuit de notre adolescence, nous étions dans notre garçonnière d’étudiants en vacances, en

compagnie de Sory Kandia KOUYATE, fraichement émigré de son Kollâdhé natal. La chambrée

jouxtait la maison de Bappa-en; en fait c'était une annexe qu'il avait gracieusement mis à notre

disposition pour la durée des vacances. Kandia, alors en ascension, cherchait le public capable

d'apprécier sa voix de cuivre éclatant. Il nous fait entendre quelques échantillons de son talent.

D'abord en sourdine, puis, insensiblement, la voix monte, de plus en plus belle. Charmes,

nous ne nous rendons pas compte d'abord que nous avions le voisinage que nous avions. C'est le

chanteur qui le premier en prend conscience, et il se tait. Le matin, Bappa nous dit:

-Vous m’avez presque empêché de dormir, vous savez ? 

On s’en était douté et c’est évidemment ce qu’on craignait. Nous nous excusons, sincèrement contrits : 

- Nous sommes vraiment navres, papa, de nous être laisses aller en oubliant où nous étions 
-Vous ne me comprenez pas, dit-il en souriant. Vous savez, j’ai beaucoup apprécié la voix de ce garçon, au point qu’il m’a fallu faire effort pour ne pas venir le féliciter. C’est seulement parce que je ne savais pas comment vous étiez chez vous que je ne vous ai pas dérangé! 

Nous nous regardons, quelque peu décontenancés: l’un de nous dit: 

- Oh Bappa-en, nous regrettons une deuxième fois de ne pas vous avoir convie avec nous. On ne savait pas que cela vous intéresse, ça nous aurait fait bien plaisir de voir le poète observant le chanteur montant. On va essayer d’organiser ça.

Quand nous avons retrouvé Kandia et qu’on lui a raconté l’affaire, il nous a demandé de le présenter

à Bappa-en. Aussitôt dit, aussitôt fait. La bande de vieux adolescents débarque chez Thierno

Abdourahmane, et l’un de nous dit: 

- Bappa, voici celui dont la prestation artistique a eu le don de vous plaire. 

Sans attendre, Kandia enchaine: 

- Je suis heureux de votre appréciation, Thierno-en. Je considère cela comme un bon signe, un très bon signe pour moi.

Il raconte son parcours et sa lignée. Bappa-en le félicite. Il l’encourage en parlant des poètes dans

l’islam, les poètes satiriques diffamateurs honnis, et les poètes panégyristes et moralistes, édifiants,

polémistes pour des causes justes, qui sont bénis comme les causes qu’ils défendent ou

soutiennent. Il dit la joie que le Prophète avait d’entendre ses poètes, et comment il a ôté un jour son

manteau pour l’offrir à l’un d’eux. Il parlait de sa voix grave et comme trainante, un sourire illuminant

son visage. Kandia dit: 

-Thierno-en, j’ai été heureux de votre appréciation, je suis heureux maintenant de votre

enseignement, qui confirme celui de mon père. Maintenant j’ai quitté le village, pour tenter ma

chance où Dieu me conduira. Maintenant le Djéli vous quémande vos bénédictions. 

- Va donc jeune homme, répond Bappa. Sois persévérant, et essaie constamment de te surpasser et non pas de surpasser, ni même d’imiter tel ou tel. Et que Dieu et Son Prophète te soutiennent. 

Bappa-en a toujours été parmi les premiers notables de Labé à adopter les commodités que les

techniques modernes mettaient à portée des habitants de la ville. 

Son premier galle était formé de trois grandes cases au toit de chaume occupées par lui-même et

ses deux premières épouses, Neenan Aissatou Diari et Neenan Binta Kompayya. 

C’était pendant la guerre anti-nazie. Un entrepreneur débarque un jour dans la ville. Il avait comme

principal bagage un groupe électrogène avec un moteur à gaz pauvre produit par combustion de

charbon de bois (moteur gazogène). Krieger était un petit bonhomme taciturne, coiffe d'un béret

basque. Il avait pour famille un gros chien et une grosse dame. Il lui a été concédé la vaste parcelle,

alors nue, entre la rue qui descend de la poste vers Sasse, et le ravin à l’est des bureaux de

l’entreprise d’électricité. Il y construit sa demeure, devenue aujourd’hui le bâtiment de l’inspection

d’académie. Sa ronde compagne y vivait comme confinée tandis qu’il s’affairait tout le jour durant a

des travaux de mécanique ou de constructions métalliques. On le voyait quelquefois le soir, avec sa

dame tenant son chien en laisse, la cigarette toujours à la bouche, prendre l’air sur le chemin de la

«Poudrière ». Il ne fréquentait apparemment pas les autres blancs de Kourola. Il installe son groupe

gaze-électrogène dans la maison de pierres que l’on voit encore au bas de la rue, à droite en venant

de la poste. Il déploie un réseau de distribution de courant électrique, en direction de Kourola, et

vers le marché, pour alimenter les maisons « en dur » de la ville. Il forme rapidement des monteurs

et des installateurs électriciens, avec des jeunes gens de l’école régionale. 

Thierno Abdourahmane se fait brancher sur ce réseau, le courant est amené dans son kaybonrou,

l’entrée se faisant par un bout de tuyau en bambou passant dans la toiture de chaume. Krieger était

un adepte imaginatif de l’utilisation poussée des ressources locales. Il faut dire que les plastiques

aujourd'hui si répandus n’existaient pas encore en ce temps-là. Chaque soir, de 18 heures à 23

heures, Krieger mettait son groupe en marche, et éclairait les fonctionnaires et les notables

amateurs des commodités modernes.

Krieger se fait également concéder la carrière d’ardoises de Thalakun. Il entreprend la promotion de

ce matériau local pour la couverture des maisons. Ainsi Moodi Dai, fils de Alpha Bakar Diari, Moodi

Bora, fils d’Alfa Yahya, Alfa Mamadou Bobo Hoggo-Mburo, se font construire des maisons couvertes

de ce matériau, sur des murs en pierres taillées liées au banco, de l’argile mélangés de paille

hachée, La prison, la poste, puis les bureaux de cercle (actuellement la préfecture) et des pavillons

d’habitation sont également construits à Kourola, sur financement administratif. Ces bâtiments sont

toujours fonctionnels; seule la prison a vu récemment son toit d’ardoises remplace par des tôles, au

grand dam de la valorisation de l’ardoisière toujours à portée de main.

L’exploitation de celle-ci se faisait avec un outillage des plus rustiques, par des ouvriers recrutés

pour l’essentiel à Donghol et rapidement formés sur le tas au maniement de perceuses, de barres a

mines, de ciseaux et autres outils tranchants qui permettaient de façonner les carreaux et les tuiles

ardoise. Krieger était sans conteste un entrepreneur entreprenant, créateur d’emplois et

vaporisateur résolu des ressources naturelles locales. Son souvenir mérite d’être relevé et conserve

a Labé, et largement publié comme modèle à suivre par les experts qui, par les temps qui courent,

encombrent de leur inefficacité et de leur manque d’imagination les organismes et les services

publics qui s’occupent si mal du développement matériel de la Guinée. 

Aux paillotes modernisées (kasurondji), Thierno Abdourahmane substitue une grande maison aux

murs de briques de banco, couverte de tôles galvanisées. C’était toujours dans sa concession à l’est

de la mosquée. Plus tard, il s’établit près de la mission protestante américaine, ou il fait construire

une autre grande bâtisse plafonnée avec des carreaux d’ardoise sur une structure métallique, le tout

signe Krieger. C’était alors le début de la radiodiffusion grand public. Il acquiert un gros récepteur-

meuble, que l’on voit encore dans son salon. Chaque soir, tous les adultes et adolescents de la

tribu, et de nombreux curieux de l’actualité se retrouvaient chez lui, pour écouter les informations de

Paris et de Londres.

En dernier lieu, il a installé son kaybonrou à  l’emplacement de la case où habitait Neenan Maryama

Fadi, dans la concession de Thierno Aliou. Il a pieusement donné au pavillon le nom de sa mère

pour qui il a effectué un pèlerinage à titre posthume, et l’on peut lire sur un panneau à l’entrée de la

demeure: 

« Neenan Hadja Maryama Fady ». 

Ses résidences successives ne sont pas abandonnées pour autant; habitées par ses épouses et

leurs enfants non encore émancipés. Sa nombreuse postérité est dispersée de par le monde,

comme la postérité de tant de pères et mères foutanke.

 

El Hadj Ibrahima Caba: Defte Cernoya 1998