Alpha Yaya Diallo

Alfa Yaya Diallo Roi de Labe


De la mélodie populaire « Alpha Yaya » à l'Hymne national « Liberté »

Par Mamba Sano

Sans précautions oratoires d'introduction, à

brûle-pourpoint, dans une envolée lyrique,

Korofo Moussa lança la première phrase de

son chant: « Alpha Yaya, Mansa bè Manka

» ... phrase reprise par Silatéka pour

donner le ton, puis par la troupe entière

jouant sur le Kora, chantant et dansant avec

un ensemble parfait. Lire la suite...

 

Deux ans après avoir partagé son royaume et désigné son successeur, Alfa lbrahima quittait ce monde où il avait

tant combattu et tant aimé. Bien qu'attendue par les habitants de Labé, et ceux de la province, la nouvelle fut

accueillie avec stupeur. La gloire de l'alfa était telle qu'on pouvait le croire immortel, et que chacun, au fond de son

cœur, avait gardé l'espoir qu'il triompherait de la maladie. Mais ni les prières ni les talismans, ni les incantations ou

les soins des dévots, n'avaient pu s'opposer à la volonté de Dieu. Et Ibrahima, le pieux, était allé rejoindre ses

ancêtres non oubliés au paradis d'Allah. Ses enfants se réunirent dans le carré royal, où résonnent les cris de

désespoir des femmes invisibles. Ils vinrent tous, ceux des environs et ceux des misiide les plus lointains, les fils de

princesses et les fils [d'esclaves] de servantes. Tous abattus par la nouvelle et fortifiés dans leur rôle de chef. Modi

Yaya les rejoignit. Fidèle à la parole donnée au vieil alfa, il n'avait pas quitté son chef-lieu depuis sa dernière visite à

Labé. Il avait su obéir! Faisant taire son ambition et son goût de l'intrigue, le jeune homme s'était astreint à l'étude.

Entouré des marabouts lettrés les plus compétents, il avait participé entre deux campagnes victorieuses aux travaux

coraniques: très vite, il avait franchi tous les niveaux jusqu'aux classes les plus difficiles, celles du taalibabhe. En

même temps, il s'était initié aux doctrines des différentes confréries religieuses, dont l'influence était grande dans

tout le royaume et sans lesquelles même un souverain ne pouvait exercer réellement son autorité. La Qadiriyya est

la plus ancienne confrérie du Fouta et de l'Afrique noire en général. Originaire de l'Iraq, la plus aristocratique et

aussi la plus compliquée. La Tijaaniyya, née au Maroc, est moins obscure et moins fermée que la première, et son

importance ne cesse de croître (son père Alfa Ibrahima lui en a très fortement recommandé l'enseignement); la

Shadeliyya, enfin, elle aussi venue du Maroc, qui soumet ses adeptes à une discipline rigoureuse, à l'isolement

complet, au jeûne et à la prière ininterrompue. Auprès des initiés de chaque confrérie, Modi Yaya a cherché la

vérité. Il a, du moins, acquis l'estime des marabouts, surtout de ceux de la confrérie de Tijaaniyya, à laquelle

appartenait sans doute son père. Ces études l'ont mûri, mais elles n'ont pas apaisé sa soif de pouvoir, et les

enseignements n'ont fait que renforcer la certitude ancrée en lui qu'il est fait pour commander aux fidèles, que le

Labé, sinon tout le Fouta, lui est destiné!

La mort du grand alfa n'est-elle pas un signe de Dieu? Nul ne sait quelles pensées il remue, sur la route de la

capitale. La tristesse du deuil qui frappe sa famille met-elle une sourdine à son ambition ou, au contraire, attise-t-elle

le feu qui couve sous la cendre? A Labé, les dévots l'accueillent avec des pleurs. Ses frères pleurent aussi, et Alfa

Aghibu, alfa du Labé, se lamente. Alfa du Labé? Un titre qui lui revenait, à lui Modi Yaya. Mais le moment n'est pas

venu de parler du pouvoir. On doit célébrer d'abord les funérailles du roi, dans la tristesse et la dignité.

Alfa Aghibu a senti pourtant l'impatience de son jeune frère: les cérémonies sont à peine terminées qu'il convoque

ses conseillers. Que faire, quelles mesures prendre, face à l'ambition évidente, bien que dissimulée, de Modi Yaya

? La réponse ne fait guère de doute. Déjà du vivant d'Ibrahima, le jeune Alfa Aghibu, à peine installé sur le trône,

avait été averti par des espions des plans secrets de son frère et avait conclu que celui-ci envisageait de

l'assassiner. Ce n'était en vérité un secret pour personne. La retraite du jeune Yaya n'était que momentanée, son

calme qu'apparent. Un jour ou l'autre, il se lancerait, tel un guépard, à la conquête de sa proie: le pouvoir. Alfa

Aghibu, entouré de ses conseillers mandingues et toucouleurs, ne se faisait donc guère d'illusions. Tant que Modi

Yaya serait en vie, son pouvoir serait menacé, hésitant, et son autorité mise en échec. Face à ce danger permanent

et dont il ne voyait pas la fin, Alfa Aghibu ne concevait qu'une parade: mettre son frère hors d'état de nuire. Mais ni

l'éloignement ni le bannissement ne comportaient de sécurité réelle. Tant qu'il serait en vie, Yaya ne cesserait de

convoiter le pouvoir, et avec d'autant plus de violence que les années ajoutaient vigueur à son goût de la guerre, à

son ambition. Ne disait-on pas qu'il constituait dans son misiide une armée puissante, formant une cavalerie d'élite

avec l'aide des Mandingues, accumulant les fusils à pierre, entraînant lui-même ses guerriers? On savait aussi que

le jeune Yaya, enrichi par ses campagnes victorieuses, était entouré de conseillers avisés, experts dans l'art de se

faire des alliés, sinon des amis, dans les différents misiide et même jusqu'à Labé, à la cour de l'alfa. Qu'il dépêchait

des émissaires dans les royaumes voisins et même auprès des « Oreilles rouges », les Européens, en général les

Français, de plus en plus nombreux dans la région située près de la mer. L'organisation particulière du Fouta, avec

sa double capitale, son alternance des pouvoirs, facilitait la tâche des colporteurs. Alfa Aghibu avait bien été obligé

de reconnaître que le seul vrai remède à l'ambition frénétique de Yaya était de le supprimer.

L'assassinat politique, à cette époque, était aussi répandu en Afrique qu'ailleurs, et les premières dispositions

avaient été prises. Seulement, le défunt Alfa Ibrahima, qui veillait à préserver par tous les moyens, et le plus

longtemps possible, l'unité de son royaume, avait été instruit de ce projet. C'était une des raisons pour lesquelles il

avait fait jurer à Yaya d'interrompre ses voyages à Labé. Chez lui, il ne risquait rien. Le vieil alfa avait ainsi réussi à

préserver la vie de son fils. Maintenant qu'il était mort, sa protection allait-elle continuer? En réalité, Yaya apprend

très vite, par un des espions qu'il a placés à la cour de son frère, que vient d'être prise la décision de le tuer. S'il veut

survivre, il va devoir agir, et vite. Mais il se rappelle un conseil de son père: ne jamais céder à la dictée de la colère.

Régner, c'est réfléchir avant de prévoir. Modi Yaya a dépassé la trentaine. Il sait tempérer son ardeur. Ses années

d'études ont aiguisé son jugement: son premier geste est d'envoyer discrètement à Labé des émissaires pour

s'assurer des appuis dans l'entourage même de Alfa Aghibu. Yaya leur remet d'importantes quantités de pièces d'or

et d'argent. C'est un autre de ses traits de caractère; il sait de penser, se montrer généreux quand il le faut. Et ses

hommes n'auront guère de mal à acheter des complicités ou, à la rigueur, des neutralités bienveillantes au sein

même de la cour, encore mal organisée et très divisée, d'Alfa Aghibu.

Dans le même temps que ses hommes placent leurs pions à la cour de Labé, Yaya prépare son armée à

l'affrontement inévitable. Il faut l'aguerrir. Ce sera l'occasion également de se débarrasser pour un temps des voisins

les plus hostiles, les Fulakunda, venus des rives de la haute Gambie, qui ravagent les pays situés entre Bafata

(Guinée-Bissau) et Boké (Basse-Guinée). Ce sont des adversaires coriaces : pour les réduire, Yaya n'hésite pas à

s'allier à Dinah Salifu, roi des Nalu, de la basse côte guinéenne. Yaya engage sa cavalerie au grand complet. C'est

son unité d'élite, et elle lui revient fort cher. Les chevaux, originaires du Sahel, région chaude et sèche, supportent

mal le climat montagneux du Fouta, froid et humide. Au-delà de trois ans de service, les bêtes perdent leur ardeur,

elles survivent rarement plus de cinq ans. Mais, durant leur période d'activité, les chevaux de Yaya, montés par des

cavaliers bien entraînés, constituent le fer de lance de sa troupe. Celle-ci comprend, en majorité, des fantassins

armés de fusils à pierre, d'arcs et de flèches, de lances, de sabres et de sagaies. Certains hommes portent la

hache à manche court et le couteau à double tranchant. Comme les cavaliers, les fantassins sont entraînés par

Modi Yaya lui-même. Quant à ses officiers, ils sont choisis avec le plus grand soin. La plupart, d'ailleurs, sont

étrangers : Mandingues, ou Toorobɓe originaires du Fouta Tooro. Appuyée par les troupes moins organisées,

mais efficaces, de son allié Dina Salifu, le roi des Nalu, l'armée de Modi Yaya, de Kaadé, part en campagne.

Tocba, l'infidèle, candidat à la royauté, est attiré dans un guet-apens: il est tué par Modi Yaya lui-même. C'est la

victoire. De leur côté, les Fulakunda se replient en désordre. Laissant à son allié Salifu le soin de les poursuivre et

de les exterminer, Yaya revient à Kaadé chargé de gloire et prêt pour de plus vastes desseins. Trois balles d'or

(les balles de plomb, dit-on, sont incapables de transpercer le corps d'un chef protégé par ses talismans) tirées, un

matin, à la grande porte de la mosquée de Labé, où il vient de faire ses prières, mettent un terme prématuré à la vie

d'Alfa Aghibu, fils aîné du grand Alfa Ibrahima. Les assassins s'enfuient. On a à peine entrevu leurs visages, mais

nul ne s'interroge sur le bras qui les a armés: Modi Yaya vient d'inspirer le premier meurtre politique de sa carrière,

qui en comportera bien d'autres.

Acte cruel, odieux, mais, d'un point de vue politique, parfaitement logique. Entre les deux frères, la haine et la

jalousie étaient montées si vite et si fort que l'un d'eux devait périr. Eût-il hésité à éliminer son frère qu'il serait

certainement tombé, très vite, sous les coups des assassins de l'alfa. Tout permet de l'affirmer. Mais, pour le

moment, Yaya se terre, attentif aux réactions des anciens, à celles du peuple de Labé. Il est soudain appelé aux

frontières pour une campagne qui devient difficile. Coïncidence qui lui évite d'assister aux funérailles de l'alfa, et qui

le protège contre d'éventuelles représailles. Peu de temps après la mort d'Alfa Aghibu, la fameuse règle de

l'aIternance du pouvoir hisse sur le trône du Labé un alfa du parti alfaya, Modi Gaasimu. Bien que dignitaire du parti

adverse, Gaasimu est un cousin de Modi Yaya. C'est un géant. Il mesure près de 2 mètres, pèse au moins 120

kilos. Les quelques Européens qui l'ont rencontré ont été frappés par sa stature très rare dans une région

peuplée de pasteurs éleveurs, ne consommant que peu de viande, et de taille en général réduite et par son

énergie. L'administrateur français Noirot, qui jouera un rôle important dans la carrière de Modi Yaya, a décrit ce

colosse qui, le plus souvent, marchait à côté de son cheval de crainte de l'écraser! En ceignant le turban, Gaasimu

n'ignore rien de la situation des ambitions de son cousin. Mais il possède un atout important: l'autorité qui tombe

entre ses mains et à tous les niveaux, comme elle passe entre les mains de son parti dans la capitale théocratique

de Timbo. Après tout cette loi de l'alternance n'a-t-elle pas été promulguée au Fouta pour décourager les ambitions

trop voraces et contrer, par avance, toute forme de dictature? Pendant qu'un parti exerçait le pouvoir, les dignitaires

de l'autre parti (en l'occurrence le parti soriya, de Modi Yaya) s'enfonçaient dans la méditation. L'alfa lui-même était

tenu de s'enfermer pour deux ans dans sa « capitale de sommeil ». Il n'y a pas d'alfa soriya, depuis le meurtre

d'Aghibu. Modi Yaya se sent désigné, mais il lui faut au moins attendre deux ans. Le délai lui semble trop long, et

un nouveau plan se forme dans son esprit. Les circonstances, en vérité, le servent. Par ses espions infiltrés à la

cour, il sait que le nouvel alfa n'est guère populaire à l'intérieur de son parti. L'almami du Fouta, son suzerain, ne

l'aime guère. Il a beaucoup d'ennemis un peu partout dans le pays, et surtout dans le parti soriya, auquel la coutume

impose pourtant une certaine neutralité. Autour du nouvel alfa circulent des rumeurs inquiétantes: on murmure qu'il a

l'intention de collaborer avec les autorités coloniales françaises, solidement installées à Kayes, au Soudan. D'après

certains, il aurait même déjà pris contact avec les « Oreilles rouges », violant ainsi les traditions et les institutions de

l'imamat. Pour les marabouts, tout rapprochement avec les Anassaras (les chrétiens) est marqué du signe du

diable, lequel, on le sait, est toujours blanc pour les africains. Sans trop chercher de confirmation à ces accusations,

qui servent ses desseins, Yaya décide d'éliminer ce dangereux rival: avec l'appui, sinon l'aide de l'almami des

Alfaya, il réussit à chasser Gaasimu de sa capitale et à l'obliger à se réfugier en pays khaaso. Ses biens sont

confisqués. Le trône de Labé est à nouveau vacant, le parti alfaya y installe un nouvel alfa : Modi Ibrahima

Bassanya. Pour Yaya, ce n'est qu'une demi-victoire. Il a éliminé le dangereux et robuste Gaasimu, mais celui-ci

reste un rival possible. Aussi décide-t-il de l'assassiner ! Sans doute avec l'accord de l'almami des Alfayas, Modi

Yaya fait savoir à l'exilé que ses compatriotes sont prêts à l'accueillir, à lui restituer ses biens et même à faire de lui

le prochain alfa du parti alfaya. Sans méfiance, le descendant de Karamoko Alfa, évincé injustement du pouvoir,

quitte sa retraite et prend la route de Labé. Il n'y arrivera jamais, car les hommes de Modi Alfa l'attirent dans un guet-

apens au lever du soleil et le criblent de balles. Protégé par ses talismans, animé d'une force prodigieuse et d'une

formidable ardeur, le géant Gaasimu se défend jusqu'à son dernier souffle. Mais c'est un combat sans espoir. Cette

mort rapproche Modi Yaya du pouvoir. Il n'a aucune difficulté quand le trône parvient à son parti, à se faire décerner

à Labé le turban de chef dudiiwal dans la plus grande province du Fouta. Cela se passe en mai 1892. Modi Yaya a

trente-deux ans. Il est enfin Alfa Yaya, et il détient le pouvoir. Sa réussite est fondée sur deux meurtres et prend sa

source dans un bain de sang. Il a fait assassiner son frère, le roi, et un cousin du parti opposé, roi lui aussi. Mais,

sans ces meurtres politiques, aurait-il jamais accédé au pouvoir? La loi de l'alternance le paralysait, et il n'était que

le cinquième dans la lignée des prétendants de son parti! Sans approuver ou même excuser ses méthodes

cruelles, les historiens pensent que Modi Yaya, qui se sentait investi d'un destin historique dans un Fouta fortifié,

n'avait pas d'autre solution. Les circonstances, notamment la présence de plus en plus pressante des colonisateurs,

ne lui laissaient pas le choix. Une voix impérieuse l'appelait au pouvoir. Il lui obéit aveuglément, totalement. Les

grands destins politiques tiennent rarement compte des sentiments ou de la morale.


Thierno Diallo
Maître-assistant à la faculté des lettres de Dakar
Avec la collaboration de Gilles Lambert
Alfa Yaya, roi du Labé (Fouta-Djallon)