Alpha Yaya Diallo
Alfa Yaya Diallo Roi de Labe
De la mélodie populaire « Alpha Yaya » à l'Hymne national « Liberté »
Par Mamba Sano
Sans précautions oratoires d'introduction, à
brûle-pourpoint, dans une envolée lyrique,
Korofo Moussa lança la première phrase de
son chant: « Alpha Yaya, Mansa bè Manka
» ... phrase reprise par Silatéka pour
donner le ton, puis par la troupe entière
jouant sur le Kora, chantant et dansant avec
un ensemble parfait. Lire la suite...
Diiwal du Labe, le plus vaste du Fouta-Djallon.
Le pouvoir d'Alfa Yaya paraissait hésitant, mais on comprit assez vite qu'avec le nouveau souverain, doté d'une
autorité peu commune et d'une ambition puissante, le Labé s'engageait dans une voie nouvelle. C'en était fini de la
fameuse règle de l'alternance, antidote de la dictature, mais obstacle aussi à toute unité face à l'ennemi, à tout
développement cohérent. Les alfa du Labé s'étaient succédé suivant la coutume comme sur une balance.
Désormais, les plateaux étaient immobiles. Pour bien confirmer qu'il ne tolérerait aucune atteinte à son autorité, le
nouvel alfa, à peine ceint de son turban, fit assassiner rapidement le seul chef dont le rayonnement pouvait l'inquiéter
: Modi Muhammadu Saalihu, chef du Gaɗawundu. Convié à un festin de réconciliation auquel il se rendit sans
hésitation, le prince fut proprement massacré. Quant à Modi Ibrahima Bassanya, alfa des Alfayas, dernier rival en
puissance du nouvel alfa, il s'élimina, si l'on peut dire, tout seul : compromis dans l'assassinat d'un commerçant
ouolof, coupable de pillages dans le Sanghetti, il allait être condamné et exécuté par les autorités coloniales
françaises ; inutile de préciser qu'Alfa Yaya ne fit rien pour obtenir sa grâce. Ainsi le Labé lui était acquis. Pendant
quinze années lunaires (suivant le calendrier musulman), soit environ quatorze années solaires (1892-1905), Alfa
Yaya va exercer son pouvoir. Non sans difficultés: il va affronter le pouvoir central des almamis de Timbo, qui vont
se dresser sur sa route. Un proverbe ne dit-il pas:
Mo laamike Labe ko Timbo o faaletee? Celui qui commande le Labé aspire au trône de Timbo ?
Une véritable guerre va l'opposer à l'almami Bokar Biro. Il va en découdre avec les souverains des autres royaumes
de la « fédération » du Fouta. Car il convient de ne pas oublier que le diiwal (province) du Labé, même s'il
représente la moitié du Fouta et que sa province est de loin la plus puissante, la plus grande et la plus riche, n'est
qu'un élément de la mosaïque théocratique du royaume. Certains de ses chefs n'hésiteront pas à rechercher l'appui
des Européens. Yaya va aussi voir naître et grandir une opposition chez de nombreux chefs de sous-provinces, ou
districts, du diiwal de Labé sur lequel il règne, compte tenu du fait aggravant que certains de ces chefs acceptent
mal, traditionnellement, l'autorité de l'alfa du Labé. Il va voir surgir de nouveaux ennemis dans des royaumes voisins.
Et enfin, il va devoir manoeuvrer avec les colonisateurs français, déjà solidement implantés dans cette région de
l'Afrique et qui entreprennent d'étendre leur influence. Devant ces obstacles divers et complexes, Alfa Yaya déploie
des qualités singulières d'homme d'Etat, de négociateur et, finalement, d'homme de guerre, figure légendaire
dressée contre ses ennemis de l'intérieur et contre la domination coloniale.
L'installation d'un alfa puissant et rebelle à la tradition de l'alternance fut naturellement ressentie comme une
provocation par beaucoup de chefs de la région. Ainsi, l'équilibre politique, fragile mais satisfaisant, du Fouta était
rompu. Certains y virent une insulte au passé, à la tradition, à la mémoire des ancêtres en même temps qu'une
menace sur le pays: cette sorte de révolution intérieure ne faisait-elle pas le jeu des colonisateurs, attentifs à diviser
le Fouta pour mieux s'y implanter? Un des premiers à s'opposer au nouvel alfa fut Musa Moolo, roi du Firdu, en
haute Casamance. Sans doute ses clameurs n'étaient-elles pas totalement désintéressées: Musa Moolo, qui
reconnaissait des liens de souveraineté plus ou moins relâchés auxalfa du Labé et, à travers eux, aux almamis de
Timbo, désirait surtout agrandir son royaume du Firdu, du côté du Pakessi et du Bajar, aux dépens du Labé. Alfa
Yaya le comprit très vite et, fidèle à sa devise d'attaquer le premier pour n'avoir pas à se défendre, n'hésita pas à
engager le combat contre Musa Moolo. Celui-ci était dans une position singulière : par un traité d'alliance, il avait
autorisé la France à entretenir une garnison à Hamdallahi, sa capitale. Il avait aussi passé un traité d'alliance secret
avec Mamadou Pâté, roi de Koyade, ancien partisan de Yaya. Face à cette coalition insoupçonnée, l'alfa du Labé
dut battre en retraite. Dans l'aventure, il perdit les territoires du Bajar et du Pakessi, que Musa Moolo annexa avec la
bénédiction des Français.
A peu près dans le même temps, Alfa Yaya doit s'engager dans une lutte de longue haleine avec un des chefs du
Labé, rebelle à son autorité, Tierno Ibrahima. Ibrahima était un homme d'un grand rayonnement, non pas tant en
raison de l'étendue de sa province, le Ndaama, capitale Busurah, que de ses qualités personnelles de grand lettré,
initié, il passait aussi pour saint (waaliyu) dans son district et bien au-delà. Désapprouvant les actes qui avaient
porté Yaya au pouvoir, il avait décidé d'échapper à son autorité, souhaitant dépendre désormais directement de
l'almami de Timbo, c'est-à-dire du pouvoir central. Naturellement, Alfa Yaya ne pouvait accepter de perdre un de ses
districts. Les pourparlers durèrent plusieurs années, jusqu'à ce que Yaya se décidât à confier l'affaire à
l'administration coloniale. En 1897, à la suite de cinq différents traités restés sans effet, le Fouta était finalement
devenu un protectorat, du moins en théorie. Le résident Noirot prêta l'oreille aux plaintes de Yaya et accepta de se
rendre à Busurah pour faire comprendre son erreur au waliyu de Ndaama. Alfa Yaya l'accompagnait pour cette
mission délicate, bien que le waliyu eût prévenu Noirot qu'il l'accueillerait volontiers seul et que la présence d'Alfa
Yaya était intolérable à ses yeux. Quand il apprit que son ennemi participait à l'expédition, le waliyu Ibrahima n'hésita
pas à faire ouvrir le feu sur la colonne (selon d'autres sources, c'est la présence de Noirot et non celle de Yaya que
le waliyu avait jugée inacceptable). Ce point de l'histoire n'a jamais été éclairci. En tout état de cause, les sofas
(soldats) du waliyu attaquèrent le résident, qui approchait de Busurah, Alfa Yaya et son escorte s'étant prudemment
arrêtés à peu de distance, dans le petit village qui fut appelé plus tard Kure-nyaaki, aujourd'hui Danghiri. Sous la
violence de l'attaque, les hommes de Noirot prirent la fuite, d'autant qu'en plus des balles de plomb des milliers
d'abeilles de guerre, projetées par les sofas à l'aide de tuyaux de bambou, les dardaient de piqûres mortelles. (Le
mot kure-ynaaki, dont est tiré le nom du village sus-mentionné, signifie « balles d'abeilles ».) Averti de l'attaque, Alfa
Yaya se porta au secours de Noirot, à qui il sauva la vie en détournant sur lui et ses hommes le tir et les ardeurs des
sofas. Mais la colonne dut rebrousser chemin, ses survivants encadrant un résident furieux et méditant une
vengeance. Celle-ci, d'ailleurs, ne devait pas tarder : proclamant qu'à travers lui c'était la France qui avait été
attaquée, s'appuyant sur Alfa Yaya, à qui il devait la vie, Noirot fit arrêter le waliiyu Tierno Ibrahima avec deux de ses
enfants, Modi Jaawo et Modi Alimu, et un de ses cousins, Modi Himaya. Ils furent déportés au Gabon. Sur le chemin
de l'exil, avant, d'atteindre Konakry, ils s'arrêtèrent à Kaadé. Alfa Yaya vint à leur rencontre. Il ne put dissimuler un
certain sourire de triomphe (Noirot lui avait promis la plus grande partie des richesses du waliyu, qu'il reçut en effet,
et son autorité sur le Ndaama était confirmée). Tierno Ibrahima, vaincu et prisonnier, lui lança cette malédiction:
Tu m'as trahi, les « Oreilles rouges » m'ont arrêté, mais tu subiras bientôt le même sort. Le saint du Ndaama ne
devait pas survivre longtemps à son exil. Il mourut peu après son arrivée au Gabon (en 1902). Ses compagnons ne
rentrèrent au Fouta qu'en 1905. Sans doute Alfa Yaya avait, par cette opération, éliminé un problème difficile aux
frontières du Labé et renforcé son autorité. Mais il avait aussi fait le jeu des colonisateurs, débarrassés par cette
machination d'un ennemi déterminé et intelligent, à l'influence considérable. Comme beaucoup des actes
politiques ou stratégiques d'Alfa Yaya, l'interprétation varie suivant l'éclairage sous lequel on l'envisage. Mais, pour
l'instant, la victoire d'Alfa Yaya est évidente. Il est plus puissant, plus riche que jamais. Il est l'ami personnel du
résident français et entretient les meilleurs rapports avec les « Oreilles rouges », malgré l'aide que ceux-ci ont
prodiguée auparavant à son ennemi, le roi du Firdu. Mais la politique n'est-elle pas le royaume du paradoxe et de la
contradiction? L'avenir sourit au grand alfa du Labé, dont l'étoile brille sur le Fouta, comme le soleil. Sûr de lui, de
ses forces et de ses hommes, l'alfa du Labé n'est pas pour autant débarrassé de tout problème. Ses rapports avec
le pouvoir central de Timbo sont loin d'être excellents. C'est presque une tradition au Fouta: entre les almamis
(suzerains) et les alfa des diiwe, vassaux provinciaux, la tension est quasi permanente. On disait parfois, à Timbo,
que le Labé était ingouvernable, car rebelle à toute autorité qui ne venait pas de l'intérieur. L'arrivée au pouvoir
d'Alfa Yaya n'avait fait que confirmer cette opinion, augmenter les craintes du pouvoir central. Yaya, pourtant, tient
son pouvoir des almamis, qui l'ont aidé à se débarrasser de son rival le plus dangereux, le géant Alfa Gaasimu, «
l'ami des Français ». Cette situation n'oblige-t-elle pas Yaya a une certaine reconnaissance? De la
reconnaissance... Un sentiment. Alfa Yaya est un réaliste, et quand les colonialistes lui proposent d'entrer dans un
jeu complexe, dont le but est d'affaiblir le pouvoir de l'almami de Timbo, sinon de le supprimer, il se retourne contre
ses alliés d'hier n'hésitant pas à s'engager dans la voie choisie jadis par son ennemi Gaasimu: la collaboration
avec le colonisateur. Il prend la tête d'une coalition contre l'almami Bokar Biro, un homme dont la popularité ne
cesse de se développer dans les diiwe. L'almami est défait à la bataille de Bantignel-Tokoséré (en 1895) et ne
trouve son salut que dans une fuite humiliante! Un nouvel almami, jeune frère du vaincu, Modi Abdullaahi, est alors
élu avec l'approbation des Français. Mais le souverain déchu, refusant la défaite, a levé des troupes: à Petel-Jiga,
l'année suivante, il défait les coalisés. Le sort a basculé. Bokar Biro se réinstalle dans sa capitale. Alfa Yaya va-t-il,
avec la totalité des chefs de province (sauf un, celui du Timbo), se rendre à Timbo pour s'incliner devant l'almami,
pour faire amende honorable? Bien au contraire, Yaya décide de se rapprocher encore des Français. Au terme
d'une longue négociation, il accepte de leur céder le territoire de Kahel, à la frontière du Labé et du Timbi. Un
ingénieur, le comte Oliver de Sanderval, envisage de construire une voie de chemin de fer entre la côte atlantique et
la capitale du Fouta, et il a besoin de ce territoire. La manoeuvre de Yaya est claire: il sait que le pouvoir de
l'almami est de plus en plus précaire, et il rassemble les atouts pour le faire chanceler: ce qu'il vise maintenant, c'est
le turban et le pouvoir de l'almami du Fouta. En novembre 1896, l'affrontement définitif a lieu: les hommes de
l'almami Bokar Biro se heurtent à la colonne française du capitaine Muller, secondés par les partisans d'Umar
Bademba (du parti Alfaya) et de Sori Yilili, ennemis farouches de l'almami. Celui-ci a, en vain, cherché des appuis
dans ses diiwe: les alfa, sur la recommandation ou la menace de Yaya, ont refusé de renforcer ses troupes.
L'almami Bokar Biro, isolé, abandonné, sauf par ses sept cents sofas fidèles mais mal armés, dépositaire d'un
pouvoir qui fond comme la brume sur les montagnes, engage à Pooredaaka une bataille sans espoir. Il sait ce qui a
inspiré les trahisons dont il est victime : l'ambition de Yaya. Mais il sait aussi que le colonisateur sera le seul
vainqueur. Avant de lâcher ses dernières réserves contre les Français, mieux armés et bien organisés, Bokar Biro
lance avec un accent pathétique une malédiction que les faits vont confirmer:
Mo araali Pooredaaka, o yahay Daaka-poore. (Ceux qui m'ont trahi à Pooredaaka iront recueillir le caoutchouc au
à Daakapoore [campement des collecteurs de caoutchouc] .)
Les historiens hésitent encore sur les raisons, à ce moment, qui ont inspiré à Alfa Yaya sa politique d'alliance avec
les Français. Sa haine pour l'almami de Timbo l'aveuglait-elle au point de lui masquer les retombées de ses actes,
essentiellement l'émiettement de la résistance face au protectorat envahissant? Son ambition l'aveuglait-elle à ce
point ou, au contraire, ayant pressenti le caractère inéluctable de la domination coloniale, avait-il comme objectif
prioritaire de fortifier son autorité et son pouvoir, en prévision d'un conflit futur? Quelles que soient ses pensées et
ses arrière-pensées, Alfa Yaya, ayant éliminé son adversaire principal, continue de jouer la carte française, et avec
un enthousiasme évident. On retrouve la trace de cette attitude dans les archives coloniales françaises de l'époque.
Certains documents étonnent même par l'excès de propos. Comme l'almami Bokar Biro se prépare à affronter les
Français à Pooredaaka et qu'il s'est retiré à Bhuriya pour préparer ses derniers fidèles au combat, Alfa Yaya écrit
au gouverneur français une lettre débordante d'amitié. Il faut noter qu'on ne possède que la traduction en français et
non pas l'original en arabe ; l'interprète, attentif à s'attirer les faveurs des Français, est peut-être responsable de la
flagornerie:
« Monsieur le Gouverneur, je suis nuit et jour et avec tous mes sujets à votre disposition. Vous êtes le seul maître
absolu de mon pays et nous sommes tous entre vos mains. J'apprends que Bokar Biro a l'intention de rassembler
ses partisans dans le Fouta pour essayer de m'enlever le pouvoir à Labé. Je me mets entièrement entre vos mains,
ainsi que tout ce que je possède. Mais il faut que vous m'assistiez afin que j'aie l'autorité suffisante pour commander
tous les pays qui m'appartiennent. »
Il cite ces pays et termine par ces mots :
« Moi, Alfa Yaya, fils d'Ibrahima, je vous donne tous les pays dont je suis le seul maître, en ce moment, avec toute
ma famille et mes biens. »
Sincère ou non, conforme à l'original ou déformé par le traducteur, cette confession séduit l'administration coloniale,
qui n'a d'ailleurs pas attendu pour rendre grâce au grand chef du Labé, ami fidèle de la France qui n'a pas pactisé
avec Bokar Biro. En récompense de ses services, Alfa Yaya a été reconnu « chef permanent » du Labé, du Kaadé
et du Ngaabu. Il demeure sous la dépendance du nouvel almami de Timbo élu par les Français. Mais, point crucial, il
peut s'adresser directement, pour les affaires de son diiwal, au résident français du Fouta-Djalon. Une lettre rédigée
à Timbo, datée du 6 février 1897 et signée par le gouverneur général E. Chaudié, confirme cette nouvelle
disposition. Elle comble les aspirations d'Alfa Yaya, qui échappe désormais, s'il le veut, à l'autorité de l'almami de
Timbo. Mais elle implique aussi le démembrement de l'imamat du Fouta par l'autorité coloniale, puisqu'une des
provinces de l'imâmat peut désormais traiter directement avec l'autorité supérieure en passant par-dessus l'almami
! Pour le colonisateur, c'est une victoire importante, assez paradoxale à la réflexion. Car le jour même où il détruit
implicitement les fondations de la fédération théocratique, le gouverneur Chaudié signe avec le représentant du
gouverneur de Guinée, de Beeckman, un traité de protectorat qui stipule que « la France s'engage à respecter la
constitution traditionnelle du Fouta-Djalon. »
Thierno Diallo
Maître-assistant à la faculté des lettres de Dakar
Avec la collaboration de Gilles Lambert
Alfa Yaya, roi du Labé (Fouta-Djallon)