Alpha Yaya Diallo
Alfa Yaya Diallo Roi de Labe
De la mélodie populaire « Alpha Yaya » à l'Hymne national « Liberté »
Par Mamba Sano
Sans précautions oratoires d'introduction, à
brûle-pourpoint, dans une envolée lyrique,
Korofo Moussa lança la première phrase de
son chant: « Alpha Yaya, Mansa bè Manka
» ... phrase reprise par Silatéka pour
donner le ton, puis par la troupe entière
jouant sur le Kora, chantant et dansant avec
un ensemble parfait. Lire la suite...
Pour mettre toutes les chances de son côté, Alfa Yaya entreprend, en marge de ses préparatifs secrets de combat,
une « offensive » diplomatique. Son idée est d'opposer les différents régimes coloniaux, de les diviser pour les
affaiblir. A Geba, il prend contact avec l'administrateur portugais. En Sierra-Leone, il se tourne vers les Anglais
toujours intéressés par le Fouta-Djalon, lien entre leurs possessions gambiennes et sierra-léonaises. Alfa Yaya leur
laisse entrevoir, habilement, une possibilité de protectorat, s'il obtient des appuis contre la France. Une des «
retombées » de cette subtile campagne diplomatique fut de rameuter des hésitants autour de Yaya: il apparaissait
que l'alfa du Labé non seulement était décidé à se lancer réellement dans la lutte, mais se montrait aussi capable
de se trouver des appuis au loin. Beaucoup de chefs qui devaient leur autorité au colonisateur basculèrent alors
dans son camp. Leur raisonnement était simple : en cas de victoire, leur autorité serait affirmée : en cas de défaite,
rien sans doute ne changerait pour eux. Les marabouts et les waliiyu, eux, sortirent de leur retraite avec une autre
vision de la situation. La domination des Blancs était annoncée dans les Tarikhs (chroniques) du Fouta. Et, d'après
leurs calculs, elle devait durer une soixantaine d'années. A leurs yeux, Alfa Yaya ne pouvait rien y changer, mais
ce n'était pas une raison suffisante pour lui refuser leur appui. Ils étaient en quelque sorte obligés de l'aider, même si
ses efforts devaient, selon les textes, rester sans effet. Ils se rangèrent donc à ses côtés et adjurèrent tout bon
musulman de s'associer à son combat: de toute façon, l'Islam survivrait au Fouta-Djalon.
Alfa Yaya était prêt à déclarer la guerre sainte à l'infidèle, comme l'avait fait jadis Karamoko Alfa Mo Labé, son
ancêtre légendaire : guerre sainte qui avait hissé son allié Karamoko Alfa Mo Timbo jusqu'au pouvoir
suprême. Les appels répétés à la guerre sainte d'Alfa Yaya, les cliquetis d'armes, n'étaient pas ignorés des
colonisateurs: bien informés, les chefs de cercles renseignaient le gouverneur, qui, lui-même, tenait le gouverneur
général Roume, à Dakar, au courant de l'évolution de la situation. Les Français, au début, n'attachèrent que peu
d'importance à ces rumeurs. Comme l'atteste une correspondance de l'époque, le prestige d'Alfa Yaya leur semblait
déclinant. Dans une lettre, datée de décembre 1905, le gouverneur Frezouls déclare :
« Tous mes efforts ont tendu à isoler l'alfa, à diminuer son prestige, à restreindre ses moyens d'action. Aujourd'hui,
ses plus fidèles partisans doutent de sa puissance. Ce n'est plus lui qui dicte ses volontés. »
Pourtant, l'inquiétude des Français va se préciser. Des armes modernes, apprend-on, affluent de différentes
sources. Bien qu'Alfa Yaya ait écarté de ses troupes les anciens tirailleurs, seuls capables de manier des fusils de
guerre, les Peuls n'en sont pas moins des guerriers hardis, en dépit de leur aspect malingre. Vers décembre de
l'année 1904, on apprend que des montagnards qui refusaient de s'associer à la guerre sainte ont été découverts
égorgés. « On coupe des têtes », note un chef de district français. Et le gouverneur Frezouls décrit maintenant la
situation comme très grave :
« Les agissements d'Alfa Yaya risquent de mettre tout le Fouta à feu et à sang. »
Aux Français, la nécessité d'une action rapide s'impose. Une rumeur, bientôt confirmée, accroît encore leur
nervosité : sous prétexte d'envoyer des troupeaux aux pâturages, Alfa Yaya vient de leur faire franchir la frontière
portugaise, ainsi qu'à ses captifs et à ses femmes. Il faut neutraliser Yaya avant qu'il ne mette ses menaces à
exécution, ce qui ne saurait tarder. Le gouverneur général de l'Afrique Occidentale, Roume, sollicite l'avis de Binger,
directeur des affaires d'Afrique au quai d'Orsay, à Paris. Il est décidé à agir. Mais il veut que les mesures qu'il
décide revêtent (ce sont ses propres mots) le caractère d'une « précaution » plutôt que celui d'une « condamnation
». Il décide de persuader Alfa Yaya de répondre à un rendez-vous: c'est lui, le gouverneur, qui le convoque
personnellement à Boké, par l'intermédiaire d'un de ses administrateurs. Alfa Yaya ne peut refuser: il quitte Kaadé,
son fief, où il réside plus souvent qu'à Labé, capitale de son diiwal, avec une escorte considérable : treize chevaux,
ses femmes, ses filles, ses ministres, ses conseillers et ses serviteurs, qui précèdent les griots musiciens,
originaires du Bhundu, du Tooro, du Khaaso et du Mandingue, jouant des instruments traditionnels et chantant les
louanges du grand chef. Le cortège royal traverse le fleuve Kogon et pénètre en chantant dans le diiwal de Bodié. Il
passe à Bulléré, franchit un autre cours d'eau, le Tingilinta, ou Rio Nunez, dépasse Baralandé (site de l'aéroport
actuel) et arrive en vue de Boké, que les Peuls appellent Kaakandi, et les Susu, Kakandé. La chevauchée a été
longue et pénible. Tout près de Boké, à Saaré Fumpeten, le cheval d'Alfa Yaya donne des signes de grande fatigue.
On doit aller à Bokéchercher un cheval de secours, celui de Tierno Gaadiri Saatina, employé de M. Guertin,
commerçant français de la ville. Le griot Jeli Modi, crieur publie de Boké, ayant, aidé de son tambourin, annoncé
l'arrivée du roi dans toute la ville, la foule est massée pour voir le cortège déboucher du nord. Treize chevaux, dont
celui d'Alfa Yaya, tout blanc, ouvrent la marche, entourés de griots locaux rameutés le long de la route par la
réputation d'Alfa Yaya et sa générosité légendaire. Les musiciens sont de plus en plus nombreux autour des
voyageurs, certains originaires de la lointaine Casamance. Botté jusqu'aux genoux, enveloppé d'un boubou blanc
brodé sous un manteau arabe de laine à capuchon, coiffé d'un bonnet de velours, tenant à la main une lance,
symbole du pouvoir, Alfa Yaya apparaît fier et hautain, précédé de sa tabala (tambour royal). Sur son passage, les
têtes s'inclinent spontanément.
L'entrée bruyante de la troupe royale à Boké provoque une grande sensation. On savait confusément que
d'importants événements se préparaient dans le pays et qu'Alfa Yaya, lanɗo du Labé, allait en discuter avec un chef
blanc. Le commandant français du cercle du Rio Nunez, le roi du Kaakandi, Abul Bokar Kumbassa, et les chefs
traditionnels accueillent les voyageurs sur la grande place de la ville. Après l'échange de cadeaux, Alfa Yaya est
conduit dans une maison en dur (encore visible de nos jours à Boké). Pendant plusieurs jours, les fêtes se
succèdent, les cadeaux, des boeufs, des moutons, des tissus, de l'argent, de la cola affluent vers le roi du
Labé, qui les rétrocède à son hôte. Ainsi, il n'aurait pas à souffrir de son séjour. Les musiciens se succèdent :
guitares, violons, flûtes et balafons ne cessent de jouer, et les danses se déroulent de façon continue. Le roi du Labé
accepte ces hommages avec satisfaction. Aux Français, il cherche à donner l'image de l'insouciance. Mais, la nuit, il
tient des conciliabules avec des chefs de districts, secrètement convoqués par le roi du Kaakandi. L'approche de la
guerre sainte est le thème de toutes les palabres. Alfa Yaya savait que les préparatifs de la guerre sainte ne
pouvaient avoir échappé aux Français. Devait-il le nier, jouer les innocents ou, au contraire, laisser planer une vague
menace? Et quelle allait être l'attitude du « lanɗo » des Blancs, averti du complot qui se tramait contre lui? Le
gouverneur général Roume, en vérité, n'avait jamais eu l'intention de répondre au rendez-vous de Boké. Des
documents puisés aux archives coloniales en apportèrent plus tard la preuve. A Paris, Binger avait approuvé le plan
qui consistait à destituer Alfa Yaya de ses fonctions, à l'interner au Dahomey pour une durée de cinq ans avec sa
famille (mesure de faveur), afin d'étouffer dans l'oeuf les velléités de rébellion. Et l'entrevue supposée de Boké
n'avait d'autre but que de s'emparer du roi du Labé sans risquer de troubles graves.
A quel moment Alfa Yaya eut-il le pressentiment qu'il avait été attiré dans un piège, loin de ses meilleurs soldats, à
des lieues de son fief et de ses amis les plus fidèles? Plus tard, assurément. Car lorsque l'administrateur français
du Rio-Nunez, représentant du gouverneur, lui annonça que celui-ci, retenu par d'importantes affaires, s'excusait de
ne pouvoir se rendre à Boké et priait le lanɗo du Labé de venir le rejoindre à Konakry, Alfa Yaya accepta sans
hésiter. Ce voyage jusqu'à la capitale maritime des Français et la réception qui l'attendait là-bas flattaient son
orgueil. Son pouvoir politique, pensait-il, en serait renforcé, et son autorité sur les combattants prêts à la guerre,
encore affermie. Comment pouvait-il imaginer, au faîte de sa popularité, de son rayonnement religieux, de sa gloire
militaire, que l'intrus européen, le chef des Anassaras, allait le faire prisonnier comme n'importe quel chef de
misiide, et le maintenir loin de son pays?
C'est pourtant ce qui va arriver. Confiant, Alfa Yaya monte à bord du vapeur Albert avec une seule épouse, Jiba, un
seul ministre et deux serviteurs. L'Albert est un des petits bateaux qui assurent la navette entre les ports de la côte
guinéenne et la capitale. Une foule triste et inquiète assiste à l'embarquement du grand roi: les habitants de Boké
agitent longuement leurs mouchoirs, quand l'Albert s'éloigne. Le 23 octobre, Alfa Yaya arrive à Konakry. Il est reçu
par le gouverneur Frezouls en audience publique. Il n'est pas accusé, mais l'atmosphère a changé. Il apprend qu'il
ne verra pas le gouverneur général à Konakry: celui-ci l'attend à Dakar, au Sénégal. Cette fois, l'inquiétude le saisit
: par son suivant, il fait envoyer une lettre destinée à ses fidèles, restés à Kaadé, dans laquelle il écrit notamment:
« Cette lettre vient d'Alfa Yaya, chef des mahométans et fils d'Alfa lbrahima, pour Tierno Aliyyu, notre marabout, et
pour vous saluer et vous faire savoir que j'ai peur du gouverneur. Je vous demande de vouloir bien prier pour que
nous échappions au danger, et je me confie à vous pour les prières, et vous répète que j'ai peur, que j'ai bien peur. »
Thierno Diallo
Maître-assistant à la faculté des lettres de Dakar. Avec la collaboration de Gilles Lambert
Alfa Yaya, roi du Labé (Fouta-Djallon)