Alpha Yaya Diallo
Alfa Yaya Diallo Roi de Labe
De la mélodie populaire « Alpha Yaya » à l'Hymne national « Liberté »
Par Mamba Sano
Sans précautions oratoires d'introduction, à
brûle-pourpoint, dans une envolée lyrique,
Korofo Moussa lança la première phrase de
son chant: « Alpha Yaya, Mansa bè Manka
» ... phrase reprise par Silatéka pour
donner le ton, puis par la troupe entière
jouant sur le Kora, chantant et dansant avec
un ensemble parfait. Lire la suite...
Le 23 novembre 1910, Alfa Yaya était autorisé à revenir à Konakry par bateau avec une suite de vingt-cinq
personnes. Le reste de sa cour, une cinquantaine de personnes plus les enfants, devait le rejoindre par voie
terrestre. Plusieurs enfants étaient nés pendant l'exil, dont une petite fille d'Alfa Yaya nommée Néné Binta Dahomey.
Elle est encore vivante aujourd'hui et réside à Labé. Emmenant le roi du Labé et ses proches, le bateau Afrique
prend la mer vers la fin de l'année. Quand Alfa Yaya arrive dans la capitale guinéenne, l'émotion est considérable.
Comme celle qui agite le Fouta. A Konakry, Alfa Yaya est accueilli par une véritable foule de parents, d'amis, de
fidèles, venus des plus lointaines montagnes du Fouta. Il est surpris par cet enthousiasme qui dépasse ce qu'il
espérait. En quelques jours, voire en quelques heures, sa taille se redresse, son regard de chef de guerre retrouve
tout son éclat. Ses conseillers et ses ministres sont frappés par la même émotion : c'est comme si les cinq années
d'exil étaient d'un coup effacées. Le grand alfa du Labé a retrouvé toute son ardeur et la foi en sa destinée. L'avenir
s'ouvre de nouveau devant lui. Transpirant sous le soleil dans son uniforme de parade, portant toutes ses
décorations, le gouverneur général de l'Afrique Occidentale française, venu de Dakar, marche en tête de la
délégation, qui comprend le gouverneur de Guinée, lui aussi en grand uniforme, et plusieurs administrateurs
chamarrés. La cérémonie a été organisée à Konakry pour bien faire sentir au roi Yaya, à peine revenu d'exil, la
puissance de l'administration de la République française et pour lui communiquer les décisions qui ont été prises,
en haut lieu, à son égard. Cette entrevue, en dépit de sa solennité, vient un peu tard: cela fait plusieurs semaines
qu'Alfa Yaya est à Konakry, et il n'a rencontré depuis la fin légale de son exil que des employés subalternes de
l'administration française. On n'a pu, ou on n'a pas voulu, tenir compte de son impatience. A ses demandes de plus
en plus rapprochées, le gouverneur a opposé le silence. Et voilà qu'enfin le roi du Labé, sur le point de regagner son
royaume, va rencontrer le gouverneur général, la plus haute autorité française dans cette partie de l'Afrique. Attend-il
une sorte de déclaration de réconciliation, ou une proposition d'alliance? Pense-t-il que lui, le puissant souverain
dont l'exil n'a pas altéré sa popularité, va traiter d'égal à égal avec le « lanɗo » des « Oreilles rouges » ? Dans
quelles dispositions Alfa Yaya aborde-t-il ce nouvel épisode important de sa carrière! On ne peut qu'imaginer ses
pensées dans cette circonstance. Mais on peut très vite deviner sa déception. Le gouverneur général ne lui rend
pas les honneurs, bien au contraire. Il le traite avec une certaine hauteur, qui ressemble beaucoup à du dédain. A
mesure que le traducteur lui communique les propos du chef blanc (le français d'Alfa Yaya ne s'est pas vraiment
perfectionné en exil), le visage du roi se ferme. On le comprend, car ce que lui dit le gouverneur général, c'est que
l'installation de la cour à Konakry n'est pas un droit reconnu au roi, mais une bienveillance consentie en sa faveur ;
que, s'il est bien autorisé à résider plus tard à Labé, Alfa Yaya devra s'engager à ne pas quitter le territoire contrôlé
par la France. C'est-à-dire qu'il ne pourra franchir ses propres frontières! Que ses biens ne lui seront restitués qu'à
condition qu'il abolisse toute forme d'esclavage, même domestique. Que son activité sera désormais limitée à la
pratique de l'agriculture et de l'élevage, comme un simple particulier, un sujet parmi les autres de l'empire colonial
français. Humiliation supplémentaire: le gouverneur général termine en indiquant que la pension de 25 000 francs
consentie à Alfa Yaya sera maintenue tant que le bénéficiaire respectera les décisions de la France et se montrera
digne, par sa loyauté, des « faveurs » qui lui sont faites. Alfa Yaya ne laisse rien paraître de la déception qu'il
éprouve, non plus que de l'indignation qui monte en lui. Il pensait avoir payé sa dette et qu'il allait être traité en chef
souverain par l'adversaire. Or, c'est en prisonnier libéré sous condition qu'il reçoit sans pouvoir y répondre les
admonestations du gouverneur. Mais son épreuve n'est pas terminée. Avant la fin de l'audience, le gouverneur
général va lui communiquer une dernière exigence: Mon gouvernement me prie de vous demander un serment
de fidélité. C'est dire le prix qu'il attache à votre parole! Un serment de fidélité! Les conseillers d'Alfa Yaya
échangent des regards surpris. Quel serment? Et de quelle fidélité s'agit-il? Mais l'administration a tout prévu: un
marabout apparaît : personnage douteux et servile qui, on l'apprit plus tard, était familier de ce genre de cérémonie.
Son nom est Karamoko Sylla. Il a rédigé par avance le texte du serment qu'il lit d'abord, et demande à Alfa Yaya de
répéter:
« Je jure sur le Coran que jamais je ne trahirai les Français. Jamais je ne quitterai le territoire français pour aller en
Guinée, portugaise ou en Sierra-Leone. Si je me parjure, je serai maudit. Que Dieu me mette dans l'impossibilité
de violer mon serment. »
C'est le dernier acte de cette difficile entrevue. Alfa Yaya a en apparence accepté avec humilité toutes les
exigences des Français. Ceux-ci croient avoir obtenu la parole d'Alfa Yaya et son accord théorique sur tous les
points du protocole qu'ils ont établi sans prendre son avis. Mais, dans un camp comme dans l'autre, a-t-on vraiment
le sentiment d'avoir scellé un accord, rénové le dialogue? C'est peu probable. Pour le roi du Labé, qui espère
encore retrouver son royaume, comme pour les administrateurs qui mettent fin à son exil, c'est simplement une
nouvelle bataille qui s'engage. Le serment prononcé à Konakry par Alfa Yaya lui attira de violents reproches de la
part de son entourage. Le plus indigné était Modi Aghibu, son fils aîné. Ce serment imposé par les Français et
prononcé par son père sous la contrainte lui semblait le comble de l'humiliation. Sa fureur englobait Karamoko Sylla,
le marabout des Français, qu'il menaçait d'aller tuer de sa propre main. Seule la mort, à son avis, pouvait laver un tel
sacrilège, effacer une telle injure. Alfa Yaya eut beaucoup de peine à calmer son fils. En priorité, il désirait
conserver de bonnes relations, ou du moins des relations utiles, avec l'administration française tant qu'il n'aurait pas
reçu l'autorisation de regagner le Labé. Il était évident que tout acte violent serait interprété comme une agression,
une provocation et retarderait d'autant son retour à Kaadé. Le jeu à conduire avec les Français était délicat. Son
meilleur conseiller, Modi Umaru Kumba, qui lui servait d'interprète et d'agent de liaison avec l'administration, ne
cessait de le mettre en garde: Les « Oreilles rouges » attendent une erreur de ta part pour revenir sur leur
décision. C'est pourquoi nous sommes retenus à Konakry. Il faut être prudent... Mais il fallait aussi, pour Alfa Yaya,
défendre son image et sa réputation auprès de son fils aîné, des marabouts du Labé et de ses proches. Il décida de
se faire délier secrètement du serment par un autre marabout. Son entourage lui amena un certain Karamoko Billo
Sissé, de Timbo, qui prétendait pouvoir affranchir le roi du Labé de ses engagements sans que puisse lui être
adressée l'accusation de parjure. Il avait, disait-il, pris l'avis des plus illustres docteurs en théologie de Timbo. Il
suffisait d'accomplir un sacrifice sur le Coran et d'invoquer certaines clauses de la conscience. C'est ainsi qu'Alfa
Yaya, à Konakry, à l'occasion d'une longue cérémonie, se délivra en secret de ses engagements. Seuls Dieu et ses
représentants furent témoins de cet acte. Ayant reconquis sa liberté d'action. Alfa Yaya se sentit de nouveau armé
pour la lutte. D'autant plus que des espions des Français, trahissant ceux qui les avaient payés, étaient venus lui
révéler les plans de l'adversaire : l'administration ne croyait nullement dans la bonne foi de l'alfa du Labé. Le
gouverneur de Guinée, en particulier, le tenait pour un rebelle qui serait toujours en lutte, ouverte ou non, avec les
colonisateurs, il n'y avait donc qu'un seul moyen de le neutraliser: le garder sous contrôle. Les Français,
contrairement à ce qu'ils avaient promis, n'avaient pas l'intention de renvoyer Alfa Yaya, son fils aîné et ses
ministres, au Labé, ni même dans un autre diiwal du Fouta. Ils espéraient qu'il allait tomber, à Konakry, dans un des
nombreux pièges qu'on allait lui tendre. Il suffisait, au fond, d'un simple prétexte pour proclamer qu'Alfa Yaya ne
respectait pas ses engagements, et que de nouvelles mesures judiciaires s'imposaient. Tel était le plan des
Français, que des espions à leur solde venaient de dévoiler à Alfa Yaya. Une fois de plus, il entra dans une grande
colère. Il n'avait aucune confiance dans les autorités coloniales. Pourtant, chaque fois que s'imposait à lui la duplicité
de la politique française, il réagissait violemment. Cette fois, il convoqua secrètement une sorte de conseil de
guerre. Les Français le laissaient libre, à Conakry comme à Abomey, de recevoir des visiteurs et d'envoyer des
messagers dans sa province. Cette attitude leur semblait plus judicieuse que d'établir autour du roi une discipline et
une surveillance qui eussent été certainement déjouées. Alfa Yaya prit ses dispositions pour envoyer partout dans
le Fouta des émissaires chargés d'annoncer l'approche du grand soulèvement, le début de la guerre sainte tant
attendue. C'était un risque. On pouvait difficilement admettre que les Français ne seraient pas avertis, mais Alfa
Yaya avait jugé que le moment était venu de le courir. Par ailleurs, il avait dépassé la cinquantaine, l'âge des
grandes décisions. Ce fut une sorte de soulagement dans tout le royaume. Les lettrés, qui n'avaient jamais accepté
la présence française, se rallièrent à lui en dépit de certaines réserves qu'ils avaient exprimées. Alfa Yaya leur
semblant, à certains titres, condamnable pour les relations établies avec les « Oreilles rouges », et aussi en raison
du serment prêté à Conakry. Leur ralliement à la cause du roi du Labé demi exilé fut surtout l'oeuvre de quelques
lettrés influents, qu'Alfa Yaya avait su chapitrer et convaincre à Conakry:
• Tierno Aliyyu Bhuuba Ndiyan, de Labe
• Tierno Aliyyu, waliiyu de Gomba, près de Kindiya
• Karamoko Sankun, de Tuuba
• Tierno Jibi Tyam, de Kindiya.
Dans le même temps, Alfa Yaya expédie plusieurs missions ultra-secrètes hors des frontières du Labé : vers la
Guinée portugaise ; en Sierra-Leone. Un ambassadeur est chargé de sonder le gouvernement britannique pour
savoir si, en cas de désastre, ou pour diriger la lutte, Alfa Yaya pourrait trouver refuge chez les Anglais. Ali Thyam,
employé des chemins de fer, est envoyé dans le pays sokoto à la recherche d'une alliance. Un autre conseiller est
dépêché en Casamance, auprès du shérif Mahfud. Modi Aghibu, lui aussi, envoie son conseiller le plus proche,
Juldé Nafu, en Mauritanie, où les sentiments anti-français sont très vifs. Partout, des représentants d'Alfa Yaya
travaillent à s'attirer des appuis, à recueillir des armes, à sceller des alliances : on trouve la trace d'ambassades
secrètes dans le Nord-Sénégal, auprès du shérif Shaykh Bu Kunta ; en Mauritanie, auprès de Shaykh Saadibu.
Chaque envoyé est porteur, en plus d'une lettre et d'un message oral, de cadeaux en or, d'objets divers et d'une forte
somme d'argent, variant entre 1 000 francs et 2 000 francs de l'époque. On peut légitimement penser que
l'administration coloniale est au courant d'une partie au moins de ces entreprises. Juge-t-elle que le danger est
encore trop vague, que le roi n'est pas encore assez compromis? Pour l'instant, elle ne réagit pas. Et Alfa Yaya
peut, de Conakry, en toute impunité (comme le feront remarquer plus tard des chroniqueurs français), mettre son
pays et ses amis en état d'alerte et constituer des arsenaux et un trésor de guerre. Sûr de lui et des forces qu'il sent
se grouper et s'harmoniser autour de sa personne, il n'hésitera pas, un peu à court d'argent, à demander au
gouverneur, sans préciser l'emploi qu'il compte en faire, une avance de fonds sur sa pension de 25 000 francs
!Pour le grand soulèvement, Alfa Yaya a décidé de constituer une armée sinon moderne, du moins importante et
organisée : son plan implique que les Français, tenus en échec par la puissance de feu de l'ennemi, soient
contraints d'abandonner le Labé et par extension, sans doute la totalité du Fouta. Le quartier général devait être
installé à Kaadé. La contrebande des armes y était plus facile, en raison de la proximité de la frontière. Déjà s'y
constituaient des dépôts d'armes de toute nature. Par la Gambie anglaise, par la Casamance, par la Guinée
portugaise, par les escales de Boké et de Boffa, la traite des engins de guerre était active. La poudre arrivait
cachée au fond des sacs de sel, dans des capsules dissimulées dans des poches spéciales cousues aux pantalons
des porteurs. Dans le Labé, certains vendaient leurs bêtes pour acheter des fusils. La poudre, dont le prix courant
était de 2 francs à 2,50 francs le kilo, avait atteint 10 francs. En Guinée portugaise, les deux centres de Dandun et
de Médina, où Alfa Yaya avait beaucoup d'agents et d'amis, recelaient des [très nombreux] dépôts secrets de fusils,
de pierres à fusil et de poudre. Le trésor de guerre, dans le même temps, s'accroissait. Les percepteurs d'Alfa
Yaya prélevaient des sommes importantes sur les chefs et les notables du Labé. Le roi lui-même empruntait à tous
taux et par tous les moyens aux notables de Konakry. Il réussit même à obtenir des prêts de maisons européennes:
c'est dire le crédit dont il bénéficiait et la confiance que beaucoup de gens, même parmi ses adversaires, plaçaient
en lui. Un peu partout, la tension monte. De retour de mission, les plus fidèles de ses conseillers, comme Dabo,
Alfa Mamadou Siré, qui revient de Mauritanie, ou Juldé Nafu, « suivant » de Modi Aghibu, confirment tous que le
Labé est prêt pour la guerre. Dans leur quasi-totalité, les karamokos du Labé apporteront tout leur appui, c'est-à-
dire la caution de Dieu, au combat qui s'engage. Le waliiyu de Gomba par exemple, dont l'influence est grande, est
entré en conflit avec les Français. Menacé à son tour de déportation et d'exil par l'administration coloniale, il vient de
se ranger, avec tous ses fidèles, dans le camp d'Alfa Yaya. Karamoko Dalen de Timbo est prêt lui aussi à lancer à
travers les montagnes l'appel traditionnel à la guerre sainte, de même que Karamoko Sankun de Tuuba,Tierno
Aliyyu Bhuuba Ndiyan de Labé et Tierno Jibi de Kindiya. Aux frontières du Labé, on peut compter sur l'appui réel,
ou au moins sur la neutralité bienveillante des principaux chefs: jusqu'au Sahara septentrional, chez Maal Amim, on
est prévenu des projets d'Alfa Yaya, on sait qu'il va passer à l'action et on guette les premiers signes de la guerre
sainte, qui doit rejeter les infidèles à la mer.
Thierno Diallo
Maître-assistant à la faculté des lettres de Dakar
Avec la collaboration de Gilles Lambert
Alfa Yaya, roi du Labé (Fouta-Djallon)